On aura reconnu deux embrouilles récurrentes de la rhétorique droitière contemporaine : 1) confusion entre racisés et racistes, entre ceux qui subissent le racisme et ceux qui le prodiguent ; 2) flou artistique soigneusement entretenu entre subir le racisme et prétendre le subir. Dans La Fièvre, nul acte raciste. La dénonciation du racisme n’engage que ceux qui la profèrent, à savoir la bande à Kenza, que ses manigances groupusculaires décrédibilisent. En somme, on est censé les croire sur parole, et le scénariste fait tout pour qu’on ne les croie pas. « Tissu de mensonges », dit Samuelle de l’enquête d’un quotidien sur le racisme au sein du foot français. En vérité elle nous le dit, raisonnable et objective, cet article exagère. Il est exagéré de dire que le racisme existe en France, patrie des droits de l’homme et des colonies civilisatrices.
La Fièvre ne partage pas seulement avec les chroniqueurs de CNews la tutelle du groupe audiovisuel Bolloré — Canal Plus est le diffuseur. Elle reprend à son compte les trois temps de leur falsification préférée. Temps 1 : je réduis la gauche à son pan « indigène » ou « wokiste ». Cette série qui prétend prendre le pouls du pays ne mentionne ni le mouvement contre la réforme des retraites, ni l’ébullition écologiste, ni la floraison féministe. Tout ça, Benzekri ne connaît pas, ne veut pas connaître. Temps 2 : confondant habilement thermomètre et température, je présente les « indigènes » comme des producteurs de racisme. D’un trait de scénario, j’envoie l’ombrageuse Chelbi, parfois flanquée de gardes du corps sapés de cuir noir façon Black Panthers, souffler à l’oreille de Fodé — le gentil footballeur subsaharien qui ne demande qu’à taper dans le ballon loin des influences toxiques — que le coup de tête qu’il a administré à son entraîneur blanc était une réponse au racisme systémique qu’il subit. Dès lors, temps 3, je peux affirmer que la gauche est devenue identitaire — ce qui achève de justifier mon passage à droite. Encore une minute, et je suggérerai que si racisme il y a, c’est le racisme anti-Blancs. Et de fait, la seule saillie raciste narrée par la série est l’insulte dont Fodé a assorti son coup de tête : « sale toubab ».
Et la droite ? Comparée à la raide Chelbi, la blonde vénitienne Kinsky est lumineuse, solaire. Jolie, déjà — les traits d’Ana Girardot. Talentueuse, assurément — ses performances théâtrales captivent. Courageuse, aussi, lorsqu’elle fend un troupeau de militants décoloniaux, bavant de haine jusqu’à lui cracher dessus — et que voit-on alors à l’écran sinon une Blanche molestée par des Noirs ?
L’opposition entre Samuelle la pompière et Marie l’incendiaire qui vertèbre tout le scénario apparaît alors pour ce qu’elle est : un jeu de miroirs. Dans l’une se réfléchit l’autre. L’une comme l’autre exigent que Fodé s’excuse publiquement pour son acte que « rien ne justifie ». Un temps collaboratrices dans la boîte de com, l’une comme l’autre ont pour principale source un mur d’écrans et utilisent les réseaux sociaux pour capter et aiguiller « l’opinion » : l’une comme l’autre parlent de « l’opinion » et dépolitisent la politique en la psychologisant ; l’une comme l’autre parlent de guerre civile, et on sait qu’en politique un lexique commun vaut convergence de vues.
Concédons que, sur le port d’armes, les deux ex-amies, et peut-être ex-amantes, divergent. Marie prône le droit à l’autodéfense, Samuelle veut maintenir aux forces de l’ordre le monopole de la violence légale, aussi certain qu’elle préfère la démocratie représentative à l’incontrôlable démocratie directe que Marie brandit comme une menace. Ce qu’à la tribune son ami ministre de l’intérieur résumera d’une formule digne d’un Clemenceau des grands soirs : « La police ou les milices. » Reste qu’entre Marie l’extrême droitière et Samuelle l’extrême centriste le désaccord est superficiel. Il tient du hiatus technique, du désaccord de gouvernance, du débat sur les moyens et non sur les fins : tous armés, ou seulement les flics. Police « citoyenne » ou professionnelle. Mais police. Désir de police. Fiévreuse pulsion de supprimer le désordre, de supprimer toute opposition politique. Toute politique.
Il est du reste assez étrange que Benzekri, que certains témoins âgés ont connu de gauche, ait trouvé judicieux d’installer au cœur de sa série l’un des derniers débats que la réaction et la sphère médiatique acquise à ses axiomes n’ont pas osé imposer dans l’espace public français. Marine Le Pen n’a pas encore inscrit dans l’agenda la libéralisation du port d’armes ? La Fièvre le fait à sa place. Pour l’approuver ? Quand même pas. La gauche de droite n’en est tout de même pas encore là. Mais ça commence toujours comme ça. On commence par dire que l’extrême droite pose de bonnes questions et apporte de mauvaises réponses. Puis on dit qu’elle pose de bonnes questions. Puis on dit qu’il ne faut pas lui abandonner des thèmes comme la nation, la sécurité, l’immigration, qu’on s’empresse donc de porter en étendard. Puis on l’intègre à l’« arc républicain » en même temps qu’on en éjecte la gauche. Inventer un personnage repoussoir, en conformité à ses désirs
Benzekri pourra toujours arguer qu’il a voulu explorer fictionnellement l’hypothèse du port d’armes généralisé afin de désamorcer cette bombe : il demeurera qu’il l’a mise à l’ordre du jour, ouvrant sur la question la « fenêtre d’Overton » (ou le champ du dicible). Son inconscient a parlé. Marie Kinski n’est pas seulement le double maléfique de Samuelle. Elle est un lapsus. Benzekri croit croquer un monstre, il profile un horizon, un débouché, une issue. Il croit inventer un personnage repoussoir, une incarnation du pire, il la façonne en conformité à ses désirs. Marie la prophétesse n’est pas un danger, elle est un recours. Elle est notre sauveuse. Ce que Benzekri croit faire : alerter contre l’extrême droite. Ce qu’il fait : appeler l’extrême droite.
La fièvre du titre n’est pas celle de la société, c’est celle de Samuelle. C’est elle qui s’échauffe, elle qui devient folle — et du reste se réfugie parfois dans une clinique psy. Elle qui est en voie de radicalisation. Cette fausse raisonnable n’a pas contracté la fièvre à force de redouter la victoire des idées sulfureuses de Marie, mais à force de la désirer.
« Enseignements politiques d’une série », c’est le sous-titre de l’« étude » de la Fondation Jean-Jaurès, laquelle, cumulée à maintes interviews et autres matinales de France Inter, a participé à l’exceptionnelle visibilité médiatique de La Fièvre. Et en effet la série est lourde — très lourde — d’enseignements politiques. Prétendant identifier des symptômes, elle est un parfait symptôme. Lancée trois mois avant qu’Emmanuel Macron, en un acte manqué très réussi, tente de précipiter l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national sous couvert de le combattre, elle documente à merveille les fantasmes autoritaires de notre bourgeoisie, et l’actuelle vigueur de sa vieille tentation fasciste.
François Bégaudeau Écrivain.